J’ai longtemps soutenu que la guerre et le génocide israéliens à Gaza doivent être un catalyseur de changement dans le discours politique global sur Israël et la Palestine, en particulier en ce qui concerne la nécessité de libérer la Palestine du cadre de la victimisation. Ce changement est essentiel pour permettre aux Palestiniens d’être reconnus comme acteurs centraux de leur propre lutte.
Il est regrettable que recentrer une nation dans une discussion sur sa propre libération du colonialisme et de l’occupation militaire exige des années de plaidoyer. Pourtant, c’est la réalité à laquelle les Palestiniens sont confrontés, souvent en raison de circonstances échappant totalement à leur contrôle.
Aussi choquants que soient les propos du président américain Donald Trump sur l’achat de Gaza, ils ne sont qu’une interprétation grossière d’une culture préexistante qui considère les Palestiniens comme des acteurs secondaires de leur propre histoire. Si les administrations américaines précédentes et leurs alliés occidentaux n’ont pas utilisé un langage aussi explicite que « prendre le contrôle de la bande de Gaza », elles ont néanmoins traité les Palestiniens comme des éléments périphériques dans leur perception de la « solution » au « conflit », un langage rarement conforme aux lois internationales et humanitaires.
Pour de nombreux intellectuels palestiniens, la lutte pour la justice se mène sur deux fronts : d’une part, contester les idées fausses mondiales sur la Palestine et le peuple palestinien, et d’autre part, reprendre entièrement la main sur leur propre récit.
Beaucoup de ces Palestiniens prétendument « authentiques » ne représentent pas les aspirations collectives du peuple palestinien.
Cet argument répond à la mise en avant par l’Occident de certains types de Palestiniens dont les discours n’interrogent pas directement la complicité occidentale dans l’occupation et la guerre israéliennes. Ces voix mettent souvent l’accent sur la victimisation dans le « conflit », suggérant que « les deux parties » doivent être soutenues — ou blâmées — de manière équivalente.
C’est pourquoi il était rafraîchissant d’échanger avec le professeur norvégien emblématique de médecine d’urgence, Mads Gilbert, qui s’efforce de décoloniser le concept de solidarité en médecine et, par extension, la solidarité occidentale dans son ensemble.
Le professeur Mads Gilbert a consacré une grande partie de sa carrière à travailler à Gaza, ainsi qu’auprès de médecins palestiniens et de communautés en Cisjordanie et au Liban. Depuis le début de la guerre, il est resté l’une des voix les plus infatigables pour dénoncer le génocide israélien dans la bande de Gaza.
Notre conversation a abordé de nombreux sujets, notamment un concept qu’il a inventé : la « solidarité fondée sur des preuves ». Cette notion applique les principes de la pratique factuelle en médecine à tous les aspects de la solidarité, aussi bien en Palestine qu’ailleurs.
Un bon exemple était son explication de l’hôpital de campagne comme stratégie pour faire face aux crises provoquées par l’homme, comme le génocide à Gaza. Notre discussion s’est appuyée sur un article de Mads Gilbert et d’autres collègues, publié le 5 février dans le BMC Medical Journal, intitulé « Realising Health Justice in Palestine: Beyond Humanitarian Voices » (Réalisons la justice en matière de santé en Palestine : au-delà des voix humanitaires).
Cet article était une réponse critique à une autre publication, parue en mai dernier, de Karl Blanchet et d’autres auteurs, intitulée « Rebuilding the Health Sector in Gaza: Alternative Humanitarian Voices » (Reconstruire le secteur de la santé à Gaza : des voix humanitaires alternatives). Mads Gilbert a jugé cet article réducteur, car il ne reconnaissait pas que la crise à Gaza était « entièrement fabriquée » et qu’il occultait la centralité des « perspectives palestiniennes ».
Cette discussion pourrait sembler théorique jusqu’à ce qu’elle soit replacée dans son contexte concret. Les hôpitaux de campagne, qui pourraient être perçus comme l’acte ultime de solidarité, ont souvent, selon Mads Gilbert, pour effet d’épuiser les ressources locales et d’aggraver les défis du système de santé palestinien. Il a souligné comment la création de ces structures temporaires, gérées par des acteurs étrangers, peut contribuer à une « fuite des cerveaux », tout en affaiblissant le système médical local en établissant des infrastructures parallèles qui, bien que bien financées, ne s’intègrent pas aux structures palestiniennes existantes.
D’après Mads Gilbert, ces initiatives détournent des ressources essentielles de la tâche urgente de reconstruire et de restaurer les hôpitaux palestiniens, ainsi que d’assurer des salaires équitables aux travailleurs de la santé – médecins, infirmiers, ambulanciers et sages-femmes – qui constituent l’épine dorsale du système médical local.
Il doit être frustrant pour les soignants palestiniens, dont des centaines ont été tués dans le génocide israélien à Gaza, de voir des discussions sur l’aide à Gaza se tenir sans même reconnaître le rôle vital du ministère palestinien de la Santé, des hôpitaux et des cliniques locales. Ces discussions négligent l’expérience inégalée – et encore moins la résilience – du personnel médical de Gaza, qui s’est révélé être l’un des plus solides et ingénieux au monde.
L’Occident, qu’il s’agisse des « malfaiteurs » ou des « bienfaiteurs », persiste à considérer les Palestiniens comme des étrangers, à expulser de Gaza ou à traiter comme des individus sans expertise, sans expérience valable et sans autonomie. Beaucoup adoptent cette posture, tout en étant convaincus d’« aider » les Palestiniens.
Pourtant, ce génocide devrait être un tournant dans ces débats, afin qu’ils sortent du cadre académique pour entrer dans la sphère publique, où la reconnaissance de l’expérience palestinienne authentique devient le véritable critère d’évaluation de toute « proposition », « solution » ou même de toute forme de solidarité extérieure. Et en matière de solidarité, la décoloniser est une urgence. Il n’y a plus de temps à perdre, alors que l’existence même du peuple palestinien sur sa terre historique est en jeu.